dimanche 18 mai 2014

« Un français de plus » : l'entrée triomphale du comte d'Artois à Paris, le 12 avril 1814.

Mars 1814 : la coalition des grandes puissances européennes chasse, pour un temps, l'empereur Napoléon Ier de la capitale française. L'empire conquérant vit ses derniers mois, la restauration des Bourbons dans leur légitimité n'est qu'une question de jours. Le premier d'entre eux à revenir dans la ville de ses ancêtres n'est pas le roi mais son frère, Monsieur, comte d'Artois, premier émigré de 1789. Son accueil triomphal, tel qu'il a souvent été décrit, contraste avec la popularité d'un homme qui quelques jours plus tôt était parfaitement inconnu des français et méprisé par les puissances alliées.



1. Les Bourbons sur tous les fronts.

La France napoléonienne est envahie par les armées coalisées de la Russie, de l'Autriche, de la Prusse et du Royaume-Uni le 1er janvier 1814. La paix en Europe, avec ou sans Napoléon, est leur principale intention et rien ne laisse imaginer, à ce moment, un quelconque retour de l'ancienne dynastie royale sur le trône¹. Les Bourbons savent que leur salut ne peut venir que de la France et sont, du reste, très lucides sur le peu d'attention qui leur est portée à l'étranger. Louis XVIII obtient pourtant des anglais que son frère et ses neveux reviennent en France pour faire « reconnaître le nom des Bourbons² ». A Bordeaux, hostile à l'empereur, les fidèles royalistes se rendent maîtres de la ville, grâce à l'organisation secrète des Chevaliers de la Foi, et réclament le retour du roi. Quelques jours plus tard, le maire de Lyon se déclare lui aussi en faveur d'une restauration royale et fait flotter le drapeau blanc sur sa mairie. 

A Paris, la situation est plus compliquée et Talleyrand, qui fait encore partie du Conseil de Régence, n'entend pas laisser les royalistes s'emparer du pouvoir comme à Lyon ou Bordeaux. Les armées alliées investissent la capitale le 30 mars ; le lendemain, la capitulation des dernières forces de résistance est signée. Le tsar de Russie fait lire une proclamation aux parisiens, arguant que les « souverains alliés cherchent de bonne foi une autorité salutaire en France qui puisse cimenter l'union de toutes les nations et tous les gouvernements avec elle. C'est à la ville de Paris qu'il appartient dans les circonstances actuelles d’accélérer la paix du monde³ ». Talleyrand, qui héberge le tsar Alexandre à son domicile, manœuvre pour lui faire accepter l'idée d'une restauration des Bourbons, à laquelle le souverain est hostile. Il entend aussi manipuler le Sénat pour lui faire accepter l'idée d'une déchéance de Napoléon, constitue un Gouvernement Provisoire et lui fait accepter en hâte un projet de charte constitutionnelle proche de celle de 1791. 

Le comte d'Artois et ses deux fils, les ducs de Berry et d'Angoulême, se sont, pour ainsi dire, partagé leur mission de réimposer l'image de la famille royale en France en débarquant en plusieurs endroits différents : Berry en Normandie et Angoulême suivant les avancées anglaises jusqu'à Bordeaux. Artois débarque quant à lui près de La Haye le 27 janvier où il fait diffuser à qui veut l'entendre, en sa qualité de lieutenant-général du royaume, que la monarchie rétablie doit servir à assurer la paix. Hélas pour lui, les français ne le connaissent pas - tout juste se souviennent-ils des Bourbons. A Vesoul, les autrichiens l'ignorent, par suspicion, mais il est gagné par les frères de Polignac et quelques aristocrates impatients de former sa cour et de l'informer sur un pays qu'il n'a plus revu depuis des années. A Nancy, l'accueil est le même et les autrichiens commencent par lui demander son passeport ! Suivant les armées alliées, ses fils remportent plus de succès que lui, grâce à l'infiltration des organisations royalistes.

2. La route vers Paris.

Avant de quitter Nancy, le comte d'Artois passe en revue une troupe de garnison, russe essentiellement, dans une indifférence totale de la population. Le baron de Vitrolles incarne dans l'épisode du retour vers Paris un pendant provincial de Talleyrand, usant de son influence et de son intelligence politique pour un retour sans heurts des Bourbons dans la capitale. Il rencontre Metternich et tente de le persuader de cette nécessité, avec plus ou moins de succès. A l'annonce de l'abdication de l'empereur, c'est une explosion de joie commune : après un grand banquet et quelques cocardes blanches pavoisées dans la ville, Vitrolles persuade le comte d'Artois de marcher sur Paris, ce qu'il accepte volontiers, non sans avoir retardé son départ d'une journée pour faire réaliser en hâte plusieurs uniformes de la garde nationale, dont le sien.

Le 9 avril, à Vitry-le-François, l'accueil de la population est encourageant même si Vitrolles lui fait part de ses inquiétudes quant à décisions du sénat : le projet de monarchie restaurée serait constitutionnel et appelé des vœux du peuple, non de Dieu. Qu'importe, l'essentiel à ce moment est d'occuper le terrain. La route se poursuit vers Châlons où le préfet partage un repas avec le prince. A Meaux, l'accueil est toujours très froid, les autorités refusant de paraître avec le frère du roi. Dans les campagnes qu'il traverse, le lieutenant-général du royaume est un parfait inconnu et, si on ne regrette pas Napoléon, on ne s'enthousiasme pas non plus pour le retour de l'ancienne dynastie.

Dernière étape avant Paris, Livry offre à Monsieur le plaisir de réelles manifestations de sympathie à son endroit. Accueilli dans le château de la comtesse de Damas, il est rejoint par une multitude de fervents royalistes de tous bords, vieux aristocrates nostalgiques de l'Ancien Régime ou opportunistes avides de marcher dans le sens du vent. Le comte d'Artois, sollicité de toutes parts, accroche des rubans blancs aux boutonnières de ses partisans (la Décoration du lys, crée peu après, prendrait ici son origine), entend chanter Vive Henri IV à sa fenêtre et regarde se former une garde de près de 700 volontaires. Il ignore qu'à Paris, Talleyrand manœuvre pour paraître le sauveur de la monarchie. Peu importe, Monsieur « se croit populaire⁴ ».

"Soyez tranquilles, j'arrive ...", le nouveau Don Quichotte (estampe anonyme, 1814, Bnf)



   
3. L'entrée à Paris, un triomphe ?

     3.1 « Un français de plus ».

L'arrivée du frère du roi est, à Paris, la source de nombreux problèmes pour le gouvernement provisoire chargé de son organisation : il n'y a presque plus de chevaux dans les écuries ; seule reste la garde nationale et il faut trouver un cheval digne de ce nom pour le prince. Le 12 avril au matin, toutes les autorités de la ville se réunissent aux Tuileries avant de rejoindre le comte d'Artois, qui s'apprête à franchir la barrière de Bondy, en uniforme de colonel de la garde nationale. Talleyrand, lorsqu'il s'avance vers lui, lui présente quelques vœux au nom du gouvernement :
« Le bonheur que nous éprouvons en ce jour de régénération est au-delà de toute expression, si Monsieur reçoit avec toute la bonté céleste qui caractérise son auguste maison, l'hommage de notre religieux attendrissement et de notre dévouement respectueux⁵. »
On retrouve dans plusieurs sources d'époque les quelques mots prononcés par Monsieur en réponse à ce message du prince de Bénévent :
« J'éprouve une émotion qui m'empêche d'exprimer tout ce que je ressens. Plus de divisions : la paix et la France. Je la revois enfin et rien n'y est changé, si ce n'est qu'il s'y trouve un français de plus !⁵ »
Le mot est resté célèbre tout au long de la Restauration, jusqu'aux derniers jour du règne de Charles X. Pourtant, il semblerait qu'il n'en est pas l'auteur. Pressé de poursuivre son chemin et probablement ému, le prince n'aurait répondu à l'éloge de Talleyrand qu'un « Je suis trop heureux. Marchons, marchons. Je suis trop heureux » bien pauvre en verbe et peu enclin à laisser une postérité historique. Le soir même, c'est Jacques-Claude Beugnot lui-même, membre du gouvernement provisoire, qui aurait rédigé une réponse plus appropriée pour Le Moniteur⁶. Approuvée par Talleyrand, la formule participa à la gloire du prince, premier à reprendre et commenter cette phrase qu'on lui avait accordé.

     3.2 De Saint-Denis à Notre-Dame.

Avant de reprendre la route, le baron de Chabrol adresse quelques nouveaux vœux au comte d'Artois :
« [...] Votre altesse royale agréera les vœux de tout un peuple qui va se presser sur ses pas ; elle s'attendrira en reconnaissant ces lieux pleins du souvenir de ses augustes aïeux, et qui lui furent toujours si cher ; elle entendra retentir partout des acclamations ; elle verra l'espérance renaître dans les cœurs, et le bonheur de la patrie la consolera de ses longues souffrances⁷. »
Le cortège se met en marche pour de bon et entre dans Paris par la porte de Saint-Denis. Le temps est clément et tous les témoignages de l'époque soulignent combien l'accueil est chaleureux lors de l'entrée du prince dans la ville de ses ancêtres. Il s'arrête entendre des musiques ou des psaumes que l'on chante sur son passage, écoute avec bonheur les cris des Vive Monsieur ! Vive le Roi ! Vive les Bourbons ! qui résonnent lorsqu'il traverse les rues. Sur son cheval blanc, il a encore l'allure d'un prince-chevalier d'un autre temps, arborant sa plaque de l'ordre de Saint-Louis et sa Toison d'or. Toute l’ambiguïté de la personnalité du futur Charles X, voire de ce qu'il représente, transparaît déjà lors de son retour en France et les historiens, selon qu'ils succombent ou non à une quelconque sympathie pour ce personnage, en analysent la portée différemment : pour Bordonove, Artois « portait si bien l'uniforme bleu aux broderies et aux épaulettes d'argent » quand Cabanis décrit « un uniforme de la garde nationale, dont il n'avait jamais fait partie, avec des épaulettes de général, qu'il n'était pas, et des décorations d'avant la Révolution, que tout le monde avait oubliées⁸ ». Si les raisons des manifestations d'allégresse réelles de la population sont à chercher ailleurs, l'attitude du prince semble à la fois structurelle - il est encore un homme de l'Ancien Régime, né dans le Versailles de Louis XV et élevé dans l'obligation de l'apparat - et conjoncturelle - il revient dans un pays qu'il n'a plus vu depuis 25 ans et sort d'un exil en vase-clos, replié sur l'illusion de cour et les principes immuables, pourtant responsables en partie de la Révolution qui les a chassé. Aurait-il pu agir autrement dans ces circonstances ?

L'avancée vers Notre-Dame est lente, le prince est débordé par la liesse populaire, mais il y parvient vers trois heures de l'après-midi. La cathédrale n'a pas eu le temps d'être décorée pour l'occasion. Qu'importe puisque Monsieur est trop heureux d'être là, au milieu de l'aristocratie et du Clergé, à « rendre grâce » à celui qui a « mis un terme aux souffrances des français » par « sa miséricorde ». Des officiers étrangers prennent également place dans la nef, union des pays d'Europe traduite dans la presse bienveillante de l'époque comme un fort symbole de paix. Après un Te Deum, Monsieur reprend son cheval et arrive aux Tuileries en fin de journée, assouvi des manifestations de sympathie à son égard.

Heureux de cette journée, il paraît au balcon du palais où la population lui offre à nouveau les signes de sa joie sincère. Les Tuileries sont encore ornées des abeilles impériales mais le souvenir napoléonien semble loin à cette cohue de fonctionnaires, de maréchaux et de courtisans qui entourent le frère du roi. Dernier symbole, et non des moindres, on fait hisser le drapeau blanc, qui n'avait plus flotter sur Paris depuis près d'un demi-siècle. Le soir-même, à Fontainebleau, Napoléon tente de mettre fin à ses jours.

Arrivée de Monsieur, comte d'Artois, à Notre-Dame (estampe de Martinet, 1815, Bnf)



   
     3.3 Les raisons d'une allégresse populaire.

L'entrée du comte d'Artois a-t-elle été réellement un triomphe ? Les témoignages ne vont que dans un seul sens mais il s'agit de témoins directs de l'événement. On sait donc que les rues traversées par le prince furent à sa gloire et on ne compte pas un seul débordement négatif. Aux fenêtres, des dizaines de drapeaux blancs improvisés et de cocardes royales accompagnèrent le cortège avec chaleur. Le fait semble acquis.

Qu'en est-il des parisiens, dans leur ensemble ? Les Bourbons étaient oubliés et la gloire de Napoléon avait parfaitement effacé leur souvenir, d'autant plus pour la nouvelle génération. Rares étaient ceux, même parmi les plus infiltrés dans les réseaux du pouvoir, à connaître l'existence même des frères de Louis XVI, qui n'évoquaient un lointain souvenir qu'à de vieux nostalgiques ou serviteurs de l'Ancien Régime. Les noms de Louis XVIII et d'Artois étaient inconnus. Vitrolles, fidèle royaliste, nous livre un témoignage accablant : à Châlons-sur-Marne, lorsqu'il arrange la foule pour la paix, il prononce le nom des Bourbons ... « quelle impression fit ce dernier mot : silence, étonnement, stupéfaction⁹ ».

Lorsqu'il arriva à Paris, le comte d'Artois fut acclamé à son passage. Pourtant, des témoignages nous précisent que la liesse populaire était concentrée à quelques endroits, loin d'être une manifestation générale. Cabanis cite même un rapport de police du 14 avril 1814 précisant que les populations des faubourgs n'avaient pas pris une grande part aux événements. Comment comprendre l'allégresse décrite dans ce cas ? Il faudrait probablement y voir le résultat de la propagande royaliste qui précéda l'entrée parisienne : des tracts et proclamations affichées dans Paris promettaient le retour à la paix, la fin des droits réunis, des conscriptions, une nouvelle constitution ... Une partie de la population exprima, peut-être avec opportunisme, sa volonté de croire dans ce retour de l'ancienne dynastie ; l'autre partie feignit l'indifférence. De même, la garde nationale ne fut pas entièrement dévouée à son chef d'un jour. Le gouvernement provisoire lui imposa de porter la cocarde blanche, en signe de ralliement aux Bourbons, ce que refusa de faire Odiot, qui fut limogé10. Le reste de la garde accepta néanmoins et escorta le prince jusqu'aux Tuileries.

4. Postérité.

Plus qu'une véritable entrée triomphale, le retour à Paris du comte d'Artois représente l'espoir populaire d'un retour à la paix. Il y a fort à parier que tout autre individu, de la même importance familiale que le frère de Louis XVIII, aurait reçu un tel accueil, lequel fut peut-être accentué toutefois par l'allure chevaleresque et l'affabilité du prince.

L'événement fut largement commenté, figure dans nombre de mémoires d'époque et participa à la notoriété du comte d'Artois - d'autant plus que l'entrée de Louis XVIII, quelques jours plus tard, fut beaucoup plus froide. Pour autant qu'il soit artificiel, le mot historique qu'on lui prêta en réponse à Talleyrand fut un temps très populaire. En 1830, il fut toutefois réemployé dans une caricature à charge avec pour titre : « 1814 : un français de plus. 1830 : quatre mille français de moins ».

- Bibliographie (non exhaustive) -

Ouvrages
. Georges Bordonove, Charles X (1824-1830), Paris, Pygmalion, 2008.
. José Cabanis, Charles X : roi ultra, Paris, Gallimard, 1972.
. Francis Démier, La France de la Restauration (1814-1830) : l'impossible retour au passé, Paris, Folio Histoire, 2012.

Sources
. Anonyme, Description des cérémonies, fêtes, entrées solennelles et honneurs rendus à Louis XVIII, en Angleterre et en France, Paris, F. Schoell, 1814.
. Jacques-Claude Beugnot, Les premiers temps de la Restauration, Paris, Revue contemporaine, 1854.
. Monsieur de R..., Souvenirs d'un officier royaliste. Tome troisième, Paris, A. Egron, 1824-1829.
. J.-A. de Révéroni Saint-Cyr, L'Officier russe à Paris, Paris, Barba, 1814.

Documents
Bibliothèque Nationale de France (libres de droits)

- Références -

¹ Démier 2012, p. 28.
² Démier 2012, p. 39.
³ Démier 2012, p. 45.
⁴ Bordonove 2008, p.
Description des cérémonies, fêtes, entrées solennelles et honneurs rendus à Louis XVIII, en Angleterre et en France, Paris, F. Schoell, 1814, p. 111-112.
⁶ Jacques-Claude Beugnot, Les premiers temps de la Restauration, Paris, Revue contemporaine, 1854, p. 18.
Description des cérémonies, fêtes, entrées solennelles et honneurs rendus à Louis XVIII, en Angleterre et en France, Paris, F. Schoell, 1814, p. 111-113.
⁸ Cabanis 1972, p. 13.
⁹ Cabanis 1972, p. 18.
10 Charles Comte, Histoire de la garde nationale de Paris, Paris, A. Sautelet, 1827, p. 420.

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